mercredi 10 mars 2010

Comment le français peut-il être encore un support efficace de l’innovation ?

1.     Analyse de la situation actuelle dans la diffusion et l’évaluation de la science

La recherche suppose une activité intense et rapide de diffusion de ses résultats, de ses méthodes et de ses interrogations. Peut-on choisir une « langue universelle de communication » qui serait un support neutre dans laquelle seraient traduits, exprimés, diffusés et enseignés tous les concepts, tous les modes argumentatifs, tous les protocoles expérimentaux pour permettre enfin aux chercheurs de communiquer librement entre eux, sans aucune barrière linguistique ? L’anglais joue-t-il le rôle du latin de l’époque médiévale ? Si au Moyen Âge, le latin était à la fois une langue d'enseignement et une langue de création intellectuelle dans l’Europe occidentale, l'anglais, aujourd'hui, n’est pas (encore ?) la langue d'enseignement de tous et pour tous ; cette langue n'est pas non plus le seul véhicule  de la créativité scientifique et intellectuelle.

Peut-il exister une « langue universelle de communication » ? Tout est-il facilement traduisible ? Si chaque langue engendre et exprime des créativités intrinsèques, la traduction obligatoire dans une langue de communication ne risque-t-elle pas d’introduire assez vite un appauvrissement conceptuel, avec l'illusion d'une parfaite intercompréhension ?  Une « langue universelle de communication » devrait entretenir quelques rapports étroits avec le « langage de la pensée ». Ce dernier, s’il existe, est-il réellement indépendant des langues ? Cette question est complexe et fort débattue. Pour de nombreux linguistes, chaque langue construirait plutôt ses propres représentations cognitives et mentales. Sans tomber dans un relativisme absolu qui soutient que chaque langue imposerait une vision spécifique qui catégoriserait le monde, il semble raisonnable de supposer l’existence d’invariants langagiers nécessaires à l'activité même de langage, chaque langue organisant de tels invariants dans des schèmes cognitifs spécifiques. Le programme de recherche de la linguistique générale est alors clair : sur des bases empiriques diversifiées (les structures des langues naturelles), il s’agit, à la suite d’analyses fortement argumentées, de découvrir puis de formuler explicitement ces invariants langagiers et d’en préciser les modes de composition dans les schèmes sémiotisés par telle ou telle langue. Une langue naturelle est le produit d'une évolution, aussi ne peut-elle pas avoir le statut d’une « langue universelle de communication » à laquelle toutes les autres langues, également des produits d’évolutions diversifiées, seraient « naturellement » réductibles par des processus « neutres de traduction ». Goethe disait déjà :

"die Mathematiker sind eine Art Franzosen : Redet man zu ihnen, So ubersetzen sie es in ihre Sprache, und damn ist also bald ganz anders"
(« Les mathématiciens, c’est comme les Français : on leur parle, ils traduisent en leur langue, et ça devient, tout de suite, tout à fait autre chose », cité par G.Th. Guilbaud, Leçons d’à peu près, Christian Bourgois éditeur, 1985, p. 198). Si la langue française, au XVIII-ième siècle est devenue une langue de communication entre les savants, les philosophes et les diplomates de l’Europe, mais aussi ailleurs dans le monde, elle a perdu ce statut ; la langue anglaise, en devenant une « langue de service », a acquis un statut de langue dominante, associée à un état de fait économique et politique. Cela tend à faire de l’anglais la seule langue de diffusion des travaux scientifiques et techniques. De nombreux scientifiques ont accepté cet état de fait, sans, toutefois, en mesurer toutes les conséquences [1].

Pour rendre visibles leurs recherches, les chercheurs du monde entier ont besoin d'être publiés puis d’être cités pour exister. Les institutions économiques, politiques et académiques recommandent les supports de diffusion en langue anglaise, pensant ainsi augmenter la visibilité des recherches qu'elles ont financées. Les chercheurs se voient ainsi contraints à publier dans de grandes revues anglo-saxonnes avec des comités de lecture très sélectifs [2]. L’alignement de la science sur des thématiques trop liées à des modes, à des groupes de pression économiques et industriels et à un nombre relativement restreint de revues, en est une des conséquences. Cela se traduit, au moins dans certaines disciplines, par une uniformisation progressive des recherches avec, à terme, une innovation de plus en plus contrôlée et dirigée de l’extérieur. En effet, les critères de sélection pris en compte exclusivement par les comités des revues de langue anglaise, ont tendance à privilégier les recherches menées dans les pays anglo-saxons ou à ne retenir que celles qui s’en font directement et exclusivement l’écho. Aussi, pour pouvoir être publiés, les chercheurs non anglophones ont-ils tendance à ne devenir parfois que des haut-parleurs, au détriment de toute exploration d’autres voies de recherche, jugées parfois de « scientifiquement incorrectes ! » parce que sortant des paradigmes retenus. Pourtant la science doit rester curieuse et toujours ouverte à d’autres horizons, ce qui peut entraîner parfois des ruptures technologiques et être ainsi à la source de nouvelles façons de penser. L’histoire des sciences, sciences de la nature, sciences humaines et sociales, nous le rappelle.

Si un chercheur veut participer à l'activité scientifique, il doit, actuellement,  communiquer et publier en anglais, et, de préférence, dans une revue anglo-saxonne. Il en vient vite à penser et à exprimer sa recherche avec et par  l’anglais et, de moins en moins avec et par sa langue initiale de travail, ce qui le conduit à ne plus forger, dans sa propre langue de travail, une terminologie adaptée aux nouveaux concepts d’une science et d’une technologie toujours en évolution. Il perd ainsi les finesses argumentatives de sa propre langue, pour recourir alors à des emprunts mal maîtrisés d'une langue (seconde) de service ; il diminue ainsi sa compétence linguistique capable de conceptualisations créatives, toujours fortement attachées, ne serait-ce que pour les exprimer et les transmettre, à des mises en forme qui doivent être pleinement dominées, car souvent fort complexes dans certains domaines de la science [3].

En ce qui concerne la francophonie, le rayonnement scientifique de revues en langue française doit être en adéquation avec une politique cohérente, responsable et dynamique de la recherche qui, non seulement, doit favoriser la transmission en français du savoir technique et des connaissances nouvelles, mais également en promouvoir, en même temps, l’entière maîtrise linguistique d’une terminologie créatrice et coulée dans des schèmes argumentatifs en adéquation avec les nouveaux domaines explorés dans les sciences et les nouvelles technologies. Les universités francophones doivent offrir, à l’heure de la mondialisation, un espace ouvert de diffusion de la science sans pour autant s’inféoder à l'espace anglo-saxon avec lequel il faut savoir entrer en interaction de façon positive. De plus, la diffusion de la science étant étroitement liée à son enseignement dans les universités et grandes écoles, il faut continuer à favoriser et à développer un enseignement de haut niveau en français, ouvert sur le monde anglo-saxon et sur les autres espaces culturels, afin de s’approprier rapidement les outils conceptuels les plus innovants pour les diffuser le plus largement, c’est-à-dire, en fin de compte, réussir à maîtriser complètement la chaîne de production et la chaîne de transmission du savoir.

Le retrait progressif des supports éditoriaux de langue française, dont les publications ne sont pas assez prises en compte par les organismes francophones et européens d'évaluation de la recherche, présente un risque majeur, peut-être irréversible, pour la diffusion des recherches menées dans les pays francophones. Comme on peut s’en rendre compte, les éditeurs non anglophones sont en train de déserter l'édition scientifique spécialisée ou de s’enfermer dans un cercle de publications de plus en plus conformistes et axées sur des recherches de moins en moins avancées.  Ainsi, très souvent dans les sciences humaines, mais aussi, sans doute à un degré moindre, dans les sciences de la nature, le chercheur qui veut publier ses recherches fondamentales dans la langue avec laquelle et par laquelle il a cherché à les exprimer - d’abord à lui-même, pour se convaincre de la cohérence de sa propre pensée -, éprouve une double série de difficultés : d’un côté, pour en trouver l’expression adéquate en langue anglaise, et d’un autre côté, pour identifier rapidement des supports éditoriaux de qualité qui en permettront une large diffusion. Soucieux d’obtenir une position académique ou professionnelle qui lui garantisse, légitimement, une certaine reconnaissance, le chercheur préfère souvent utiliser une terminologie et des schèmes déjà bien établis en anglais, en publiant, dans cette langue, des travaux qui ne portent que sur les thèmes déjà reconnus, et en renonçant ainsi à toute recherche originale qui pourrait pourtant se montrer, éventuellement, riche de résultats potentiels, avec des applications ultérieures qui seraient à la source d’activités économiques nouvelles.

Le plurilinguisme dans les sciences, en particulier la reconnaissance du français comme langue de diffusion scientifique, à côté de l'anglais et d'autres langues de grande culture [4] (allemand, russe, chinois, arabe …), est un enjeu vital pour un pays comme la France, pour la francophonie, et même pour l’Europe, du moins si ces espaces veulent continuer à s’affirmer et à consolider leur crédibilité scientifique. Son abandon conduit inexorablement vers une science plus uniforme qui, par son impact important sur les processus d’évaluation de la science et sur son orientation, ne peut que contribuer, à terme, au déclin de l’économie des pays francophones et de l’Europe. En effet, la science innovante d’aujourd'hui est certainement un facteur positif du développement de l'économie de demain. Puisque les grands pays scientifiques cherchent à attirer des étudiants étrangers afin de les former et d'en faire ultérieurement d'éventuels partenaires économiques, la compétition entre les systèmes universitaires existe... Si un pays comme la France ne développe plus une science autonome avec un enseignement de haut niveau en français, pourquoi alors venir étudier en France ? Si l'enseignement universitaire et si les supports (conférences internationales, revues, livres avancés…) sont accessibles exclusivement en anglais, ne conviendrait-il pas alors d'envoyer les étudiants se former à la source des savoirs, c’est-à-dire dans des universités anglo-saxonnes ?  Ce mouvement serait une perte économique immédiate, avec des conséquences encore plus négatives à brève échéance.

Face à cette situation qui paraît alarmante pour l’avenir, faut-il simplement la constater, l’analyser et la déplorer ou, en même temps, doit-on chercher des propositions constructives qui transformeraient le paysage actuel ?

2.     Création d’une cellule de diffusion des recherches francophones

Des initiatives intéressantes viennent supporter la diffusion des recherches menées en France. Signalons, par exemple, la plate-forme HAL-INRIA [5] qui permet le dépôt en ligne des travaux scientifiques et leur consultation. Cependant, de telles initiatives, pour utiles qu’elles soient, ne sont pas encore suffisantes et parfaitement adaptées aux besoins de la visibilité internationale des recherches francophones.

Notre proposition est la suivante : créer une cellule de diffusion qui, en œuvrant à partir d’un espace de francophonie, serait chargée de construire et de développer un espace plus large d’échanges scientifiques. Partant d’un constat (l’anglais est devenu un vecteur incontournable de la communication scientifique internationale), il s’agit d’en prendre acte et de trouver des procédures de communication pour que l’espace francophone puisse garder son autonomie intellectuelle, faire mieux connaître ses propres travaux de recherches, parfois originales, et en faire mieux apprécier les potentialités. La cellule devrait être chargée : (1) de diffuser, par des moyens électroniques de large audience, tous les résumés (en anglais) des articles parus dans les revues françaises, non seulement les revues en sciences humaines et sociales, mais également ceux des sciences dites « dures » [6] (mathématiques, physique, sciences de la vie, médecine, sciences de la terre …) ; (2) de les catégoriser par thèmes (et sous thèmes) ; (3) de répondre aux demandes de traduction en s’appuyant sur un réseau de traducteurs qualifiés puis de mettre en place un ensemble de services de « fouille intelligente » des documents textuels .

2.1.         Création en anglais d’une base de résumés structurée par thèmes


Créer et diffuser largement une base de résumés en anglais de tous les articles publiés dans les revues de langue française (revues françaises, revues publiées au Québec, en Belgique, en Suisse et dans les divers pays francophones), tels seraient les principaux objectifs de la cellule de diffusion. L’initiative prise par un groupe d’éditeurs CAIRN[7], auquel s’est joint la BNF, est excellente, mais elle ne concerne que les revues de sciences humaines et sociales. Pour que la cellule puisse répondre pleinement aux objectifs souhaités, en particulier ceux de la visibilité, il faut que l’ensemble des recherches dans toutes les disciplines, publiées sur des supports éditoriaux francophones, soit rapidement accessible dans un même document (numérisé), mis à jour périodiquement (quatre à six publications par an), de façon à mieux faire apparaître les idées et les méthodologies émergentes, ce qui favoriserait, en même temps, l’interdisciplinarité nécessaire au monde scientifique d’aujourd’hui. Les résumés doivent donc être accessibles selon des organisations thématiques qui traversent les revues, au-delà des simples classements disciplinaires.

La cellule de diffusion qui effectuerait la collecte des résumés en anglais est relativement facile à mettre en place puisque ces résumés sont déjà présents dans les revues scientifiques, ils sont donc facilement accessibles et à un moindre coût. Dans un premier temps, les mots-clés exigés, eux aussi, par les revues, pourront être utilisés pour construire une catégorisation permettant de structurer une base cohérente de résumés, mise à jour régulièrement, et interrogeable selon les techniques usuelles de consultation par de simples moteurs de recherche. Dans un second temps, une automatisation de la collecte et de la catégorisation selon les différents éléments d’une « ontologie conceptuelle » (« ontologie » est pris, ici, au sens informatique du terme) devra être envisagée. À terme, il s’agira d’organiser une ontologie générale des concepts et des méthodes, dont les résumés en seraient les instances, de façon à entrer dans le mouvement actuel du Web sémantique.

Il faut remarquer que le classement des revues (en A+, A, B, C…), qui est fort contestable et actuellement contesté par de nombreux chercheurs, non seulement en France mais dans d’autres pays européens (en Allemagne, par exemple), n’est pas une nécessité dans ce dispositif : seules seront retenues les revues qui ont un fonctionnement scientifique reconnu, ce qui a pour effet de mieux faire apparaître la réelle richesse du tissu scientifique francophone et éviter l’étouffement des initiatives innovantes qui, parce qu’elles sont innovantes, ont plus de mal à trouver des supports éditoriaux très valorisants.

2.2.     Service de traduction « à la carte »

La publication par une cellule de diffusion des résumés en langue anglaise des articles parus dans des revues francophones ne peut que contribuer à une meilleure visibilité et accessibilité de la production scientifique. Elle doit, bien entendu, entretenir des relations étroites avec les dépôts de publications comme HAL-INRIA. Pour amplifier son rôle, ce dispositif doit être accompagné d’un service qui serait chargé d’organiser et de coordonner la traduction (en particulier en langue anglaise, mais pas exclusivement) en fonction des demandes. La traduction sera financièrement prise en charge par le demandeur (laboratoire, institution, chercheur individuel …) alerté par la prise de connaissance du résumé (en anglais). Il ne s’agit donc pas de proposer une traduction systématique « en amont » de quelques revues (sélectionnées a priori par un groupe d’experts, aussi compétents qu’ils soient), mais de pouvoir offrir un service de traduction « en aval » et « à la carte » qui porte  sur l’ensemble de la base de résumés. Les frais de traduction seront entièrement assurés par le demandeur selon un plan économique  qui sera présenté plus loin. Ce service de traduction devra s’appuyer sur un réseau de traducteurs qualifiés, qui seront alors rétribués en fonction des demandes.

2.3.  Autres services attachés à la cellule de diffusion

En dehors du service de traduction, on peut envisager d’autres services mis en place ultérieurement. Énumérons quelques-uns de ces services [8] : (1) résumés automatiques des articles (d’une meilleure qualité que celle des résumés effectués par Word) ; (2) annotations automatiques selon différents points de vue de fouille sémantique ; (3) construction automatique de fiches synthétiques qui croisent plusieurs articles, selon des points de vue de fouille (par exemple, identification d’hypothèses nouvelles, de résultats établis, de nouvelles méthodes expérimentales, de citations d’auteurs reconnus, de définitions croisées de termes, de relations de causalité entre événements …) ; (4) analyse automatique des citations bibliographiques selon des critères plus sémantiques que ceux qui sont fournis par la bibliométrie actuelle, par exemple en mesurant : comment quelqu’un est cité ?  Pour quels résultats ?  Pour quelles hypothèses ?  Pour quelles synthèses ?... ; ou en identifiant automatiquement les accords et les désaccords entre auteurs sur un même sujet …; (5) outils de navigation entre articles à partir des annotations indexées … Ces différents services donneraient une valeur ajoutée importante aux recherches des pays francophones et européens, en permettant des « fouilles intelligentes » des documents scientifiques disponibles dans les entrepôts actuels d’articles.

Cette cellule de diffusion doit être officiellement soutenue par les instances politiques et par les agences d’évaluation, faute de quoi le travail accompli par la structure proposée aurait peu d’influence et peu d’impact.

3.     Avantages du fonctionnement d’une cellule de diffusion

La mise en place de la cellule proposée assurerait, sur la scène internationale, une meilleure visibilité et une plus grande accessibilité des recherches pouvant être exprimées directement en langue française et, plus généralement, des recherches menées dans l’espace francophone, ce qui permettrait, à terme, une valorisation des efforts financiers déployés par les états, en particulier par les états membres de l’AUF et de l’Europe. Parce que les publications auraient acquis une meilleure visibilité internationale, les chercheurs seront naturellement encouragés à publier dans des revues francophones, à condition toutefois que les organismes d’évaluation ne cherchent pas à les pénaliser : les agences devront en tenir compte avec de nouveaux indicateurs.

3.1.     Avoir la maîtrise complète de « la chaîne de la recherche »

Il est nécessaire pour les institutions de recherche, et donc pour les organismes qui les financent, de contrôler entièrement toutes les étapes de « la chaîne de la recherche » :
  1. effectuer non seulement des recherches (de qualité) sur des problèmes déjà répertoriés mais également portant sur de nouveaux domaines jugés importants et, pas seulement, sur les thèmes imposés par quelques revues qui tendent à orienter directement la recherche vers certains objectifs et vers certaines méthodes privilégiées (au détriment d’autres secteurs négligés, car jugés « peu immédiatement rentables » selon des partenaires économiques préoccupés essentiellement par le court terme) ;
  2. faire connaître rapidement les recherches entreprises et les résultats obtenus par des publications rendues plus visibles dans la communauté internationale ;
  3. diffuser et enseigner ces recherches de façon à ce que les étudiants soient directement formés dans leur propre langue de travail (par exemple, en français pour les étudiants francophones), afin qu’ils puissent aussi devenir, à leur tour, des créateurs actifs et, si possible, innovants. Par langue de travail, il faut comprendre une langue d’enseignement (éventuellement, une langue maternelle, mais pas uniquement) avec laquelle s’exerce l’activité usuelle (comme le droit, les sciences, la recherche, les domaines techniques, …).
La facilité qui serait offerte aux chercheurs de penser et de publier directement dans leur langue, tout en leur garantissant un certain accès international, permettrait une diffusion autonome des connaissances (car indépendante des contraintes imposées uniquement par les critères des revues anglophones), beaucoup plus rapide (car ne nécessitant aucune traduction ou adaptation en langue anglaise) et directement exploitable par l’enseignement supérieur pour une formation de qualité (en langue française dans les pays francophones, sans ignorer évidemment les publications non francophones).

Outre une meilleure visibilité des publications en langue française dans les pays non francophones [9], la cellule de diffusion contribuerait à une meilleure reconnaissance de l’originalité, voire à la défense, des recherches francophones. La constitution d’une base de résumés des publications de la francophonie s’inscrit dans une politique d’évaluation de la recherche. La prise en considération des services proposés permettrait de nuancer les biais introduits par les indicateurs bibliométriques qui tendent à privilégier les recherches publiées sur des supports anglophones et à négliger ainsi certaines recherches, ce qui entraîne certains chercheurs, comme nous l’avons déjà remarqué, à ne devenir que des « correspondants » des seules recherches anglophones. En participant ainsi à la défense et surtout à la promotion des travaux publiés en langue française, le dispositif constitué par la cellule de diffusion et ses services associés, contribuerait à une revalorisation des publications françaises en offrant des données beaucoup plus diversifiées aux outils de synthèse, de veille, de recherche d’informations et de cartographie de la science en évolution, aussi bien pour le monde académique que pour les entreprises intéressées par des transferts de technologie. Cette initiative, défendue pour l’espace francophone, pourrait être un modèle pour d’autres espaces linguistiques en Europe, et également pour des espaces, comme l’Amérique latine avec l’espagnol et le portugais.

3.2.         Un plan économique de développement

Un plan économique viable doit être pensé afin d’organiser la diffusion, la traduction et la valorisation de la base des résumés. Le succès d’une telle cellule de diffusion repose sur un dispositif à mettre en place et susceptible de dégager des revenus qui permettront de tendre vers un équilibre financier de fonctionnement.

       Le demandeur de la traduction d’un article prendra en charge les frais de traduction, les coûts étant d’environ huit à dix centimes par mots. Ce demandeur verra le prix de la première traduction atténué par un système de compensation en cas de nouvelles demandes de traduction par d’autres utilisateurs du même article. En effet, le prix réclamé aux demandeurs suivants sera moindre et les bénéfices qui s’en dégagent seront répartis entre les éditeurs, la cellule de diffusion et les premiers demandeurs qui se verront alors attribuer un crédit de traduction à valoir sur d’autre demandes ultérieures de traduction d’articles ; ce dispositif  aura pour but de  fidéliser les utilisateurs du service de traduction. L’idée générale est la suivante : le coût de traduction d’un article doit être divisé par le nombre de demandeurs, tout en garantissant les droits des éditeurs et le financement de la cellule de diffusion. Un système d’abonnement sera envisagé afin que la cellule de diffusion puisse disposer de revenus fixes garantissant une maîtrise du budget de fonctionnement. Un partenariat avec des agences de voyages et des lieux d’hébergement (pour l’organisation de colloques ou de séminaires) sera envisagé pour la diffusion publicitaire auprès d’une cible déterminée (les chercheurs, les laboratoires de recherche, les universités…). En outre, un autre partenariat devra être mis en place avec les éditeurs qui disposeront ainsi d’un espace structuré pour mieux cibler leurs annonces publicitaires (parutions d’ouvrages, par exemple, rencontres avec les auteurs…). Un troisième type de partenariat pourra se nouer avec certaines entreprises (matériel de laboratoire, services informatiques, recherche et exploitation d’informations…) qui, là encore, profiteront d’un espace structuré dans lequel leurs activités pourront être directement connues et valorisées en favorisant également les transferts de technologie.


Paris, le 10 mars 2010

Note rédigée par Jean-Pierre Desclés (professeur d’informatique appliquée aux sciences humaines à Paris-Sorbonne) et Marc Bertin (doctorant au laboratoire LaLIC de Paris-Sorbonne).

LaLIC (« Langues, Logiques, Informatique et Cognition »), Maison de la recherche, Université de Paris-Sorbonne, 28 rue Serpente, 75 006 Paris

Les commentaires et soutiens peuvent être adressés à : innovation.francophonie@gmail.com


NOTES

[1] L’omniprésence de l’anglais régule les politiques éditoriales des revues « aucune revue de langue française ne peut être classé en A en raison de l’audience restreinte de la langue française », :  conséquences « Orientations des chercheurs vers des revues internationales anglophones, la dévalorisation voir désagrégation du tissu scientifique des sociétés savantes ou association professionnelle, la réduction de support de diffusion où la langue française reste incontournable pour ne pas dire obligée conduit à une réduction des champs de connaissances (savoir sous disciplinaires, approches pluridisciplinaires), enfin cela porte atteinte à la visibilité et à la notoriété de la psychologie dans sa pluralité, en France et dans de nombreux pays, pas seulement francophones». Source : Revues de psychologie de langue française. Lettre adressée à J.-F. A. DAIHNAUT Président de l’AERES.  Source : http://www.fabula.org/actualites/documents/33417.pdf


C.  Hagège, dans Combat pour le français. Au nom de la diversité des langues et des cultures. Paris, Odile Jacob, 2008, traite de nombreux problèmes évoqués dans cette note. Par exemple : « Le piège de l’anglais, c’est qu’il ne fédère qu’en apparence. Les gens se parlent, mais ils ne se comprennent pas, ou, pire, croient réellement se comprendre. Au fond d’eux-mêmes, ils cherchent à préserver leurs différences. » (d’après une citation de C. Hagège,   p. 112).

[2] L’éditeur Hermès a lancé une pétition ayant pour titre : « Lettre ouverte aux responsables de l’évaluation scientifique. Les scientifiques doivent-ils continuer à écrire en Français ? ». « Un pays et une agence qui n’évalueraient pas les œuvres de l’esprit pour ce qu’elles signifient, mais seulement sur leur langue d’écriture failliraient à leur mission.» La réponse de l’AERES affirme que « ce n’est pas la langue qui définit la qualité des publications, mais leur portée nationale et/ou internationale. »  Source : http://petition.hermespublishing.com

[3] « Il faut faire du français une langue scientifique et technique ; faire, consolider, car la menace d’une détérioration est grande et ne doit pas être sous-estimée. », estime P. Germain, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, dans « Le français, langue scientifique : Face aux interrogations et aux doutes des acteurs de la science et de la technologie des pays francophones ». « La langue française représente un véhicule tout à fait exceptionnel pour transmettre les idées scientifiques », soutient Arnold Drapeau, cité par B.J.R Philogène, doyen de la faculté des Sciences, Université d’Ottawa, Canada, dans « langue scientifique : exigence culturelle ». Ces deux citations sont extraites du colloque Francophonie scientifique : le tournant. AUPELF-UREF ed, John Libbey Eurotext, Paris 1989, pp. 11-17.

[4] « Mais si toute langue a vocation culturelle, seules quelques-unes parmi elles sont appelées à participer à l’évolution d’un monde mis en mouvement par les interactions de la science et de la technique qui engendrent un développement accéléré des capacités d’invention, de réalisation, de production. » citation par P. Germain, o.c.

[5] HAL-INRIA est une plateforme qui permet le dépôt en ligne des travaux scientifiques et leur consultation. Source : http://hal.archives-ouvertes.fr

[6] Jean Marc Levy-Leblond, professeur de physique théorique et d’épistémologie de la physique à l’Université de Nice, souligne (dans Aux contraires l’exercice de la pensée et ma pratique de la science , éditions Gallimard,1996)  la place de la langue face aux sciences dites dures : « De même, c’est avec des images, des mots et des idées, non des nombres, des symboles et des formules, que commence et que s’achève (ou le devrait) toute démarche scientifique, jusques et y compris dans une discipline aussi formalisée que la physique théorique. Autant dire que le passage à la langue commune n’est pas ici un pis-aller, une concession à un désir de « communication » élargie. Le grand livre de la Nature, nous dit Galilée, est écrit en langue mathématique ; c’est là, certes, un programme radical et fécond dans la pratique scientifique. Mais cet énoncé ne doit pas faire illusion : il s’agit là, au mieux, du livre de comptes de la Nature, non de son livre de contes. Et la narration, nécessaire à la compréhension ne saurait s’assimiler à une traduction, trahison consentie d’une prétendue vérité mathématique du monde en une exotérique vulgate vernaculaire. […]. S’il est, dans la science physique d’aujourd’hui, inconcevable de se passer d’une formalisation mathématique véritable constitutive de notre approche du réel, l’obligation d’en sortir par la langue n’en est que plus vive. Certes, de nombreux mots sont nécessaires là où une équation semble suffire, et la phrase n’aura jamais l’unicité ni l’efficacité de la formule. Mais cette lenteur et cette ambiguïté sont précisément ce qui manque le plus aujourd’hui, et d’abord aux scientifiques eux-mêmes. » (pp. 18-19).

Jean Marc Levy-Leblond ajoute : « Redouter, ou, pour certain espérer, que les «mots» laissent définitivement la place aux «termes» serait faire bon marché du fait massif que la langue reste le véhicule essentiel de la connaissance scientifique, non seulement dans sa transmission des savants vers les profanes, mais d’abord pendant son élaboration même par les chercheurs : que les fins outils spécialisés du joaillier ou de la dentellière soient indispensables à leurs créations, ne fait que glorifier le rôle de la main humaine qui les manie. […] C’est dans l’espace, à jamais entrouvert, qui sépare le calcul et la parole que trouve à se déployer la pensée, à travers la narration, la métaphore, l’imaginaire. Ajoutons que, faute de partager les idées encore peu communes de la science – et comment le faire autrement qu’avec les mots de la tribu, quitte, certes, à leur donner des sens nouveaux –, c’est d’ailleurs toute l’entreprise de connaissance qui risque de péricliter. Mais on ne saurait comprendre autrement qu’en faisant comprendre : enseigner, c’est apprendre. Si l’une des fonctions de la science est bien de permettre cette critique des notions communes (a vérifier)», elle ne saurait y  parvenir à l’intérieur de la communauté de sens, sans se targuer d’aucun privilège d’exception linguistique ou conceptuelle :… » (pp. 404-405).

Laurent Lafforgue (mathématicien, médaille Fields, 2002) remarque de son côté : « Les mathématiques sont quasiment la seule science où, en France, les chercheurs continuent à publier couramment leurs travaux dans notre langue. On a coutume de dire que c’est parce que l’école mathématique française occupe dans le monde une position exceptionnellement forte qu’elle peut préserver cet usage. Je suis persuadé que la relation de cause à effet est inverse : c’est dans la mesure où l’école mathématique française reste attachée au français qu’elle conserve son originalité et sa force. A contrario, les faiblesses de la France dans certaines disciplines scientifiques pourraient être liées au délaissement linguistique [...]. Sur le plan psychologique, faire le choix du français signifie pour l’école française qu’elle ne se considère pas comme une quantité inéluctablement négligeable, qu’elle a la claire conscience de pouvoir faire autre chose que jouer les suiveurs et qu’elle ne se pose pas a priori en position vassale [...]. On écrit pour soi-même et pour la vérité avant d’écrire pour être lu [...].Alors, gardons la diversité linguistique et culturelle dont se nourrit la science. […] » Source : « Le français, au service des sciences » Pour la science – Point de vue 2005. Cité également par Claude Hagège, Combat pour le français. Au nom de la diversité des langues et des cultures. Paris / Odile Jacob, 2008, pp. 228-229.

[7] « Cairn.info est né de la volonté de quatre maisons d’édition (Belin, De Boeck, La Découverte et Erès) ayant en charge la publication et la diffusion de revues de sciences humaines et sociales, d’unir leurs efforts pour améliorer leur présence sur l’Internet, et de proposer à d’autres acteurs souhaitant développer une version électronique de leurs publications, les outils techniques et commerciaux développés à cet effet. En février 2006, la Bibliothèque nationale de France s’est associée à ce projet, de façon à faciliter le développement d’une offre éditoriale francophone, sous forme numérique. » . Source : www.cairn.info

[8] Ces services sont actuellement développés sous forme de prototypes effectifs par le laboratoire LaLIC, Université de Paris-Sorbonne, avec la plateforme EXCOM et les ressources linguistiques associées. Source : http://lalic.paris-sorbonne.fr

[9] L’éditeur Hermes souligne dans sa pétition : « puisque la recherche repose essentiellement sur des financements publics, une considération élémentaire voudrait que les contribuables aient un accès en français à ce qu’ils ont  soutenu par le biais de leurs impôts. » Source : http://petition.hermespublishing.com